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Littérature impromptue
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Littérature impromptue
  • Littérature impromptue, photo, musique. Ici on parle de tout et de rien; avec sobriété et sans chichi. Je ne suis qu'un écrivain au travail. Je décris ici l'inexplicable, mon "processus mental".
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23 octobre 2013

Hache (histoire d'un bûcheron)

La hache rugueuse vient de prendre corps entre ses mains. Les paupières baissées, le front humble, il accepte le granit incrusté de lichen. La nuit va cesser, l'homme s'agenouille face au don céleste. L'eau ruisselle sur les hanches de la femme. Bientôt, il la rejoindra et, agenouillé de nouveau, ses lèvres effleureront le ventre lacté de l'épouse. Il la contemplera peignant sa chevelure. Il attendra qu'elle mêle les parfums à sa peau ferme. L'époux maintenant brandit la foudre de pierre. Ses bras s'élèvent. Nue dans l'aube, la femme fait volte-face. L'arme des cieux poursuit sa chute et son granit pourfend les entrailles sans fruit.

Les arbres sont hauts et verts. Les racines atteignent le centre de la Terre. Le vent souffle, se tait, reprend. La pluie éclate, cinglant sapin, cèdre, épicéa. Midi. La canicule emprisonne les douze heures précises. Sous une ramure prodigue apparaît une ondine. Elle vous tire gaiement du ruisseau. Ses rondeurs laiteuses et ses façons libres vous asservissent. Eh donc! Abîmez-vous en elle au bord du ru... Trop tard! Déjà elle n'existe plus et c'est une roche saillante que vous chevauchez. Voici les Archers de la Suprême Nudité. Las de sillonner la sylve ou de battre clairière, il refluent à l'orée du Bois-Géant.

Des hommes au labeur. Les copeaux jaillissent çà et là en nuées. Les haches entament l'épaisse écorce... Rêvez-vous?... Éveillez-vous!... Vos tempes... Battre... Battre... Les filles ont surgi. La rudesse des mains sur les peaux satinées. Et galopent les couples. Filles faites femmes dans la futée! En vain. Vos ventres sont inféconds. Le va-et-vient des cognées a repris. Les lames entament les troncs, les arbres s'affaissent. Qui êtes-vous?... Qui êtes-vous?... Le Fuyard?... Oseriez-vous échapper à...? P.D., P.D. , m'entendez-vous? L'Outil de Pierre entrouvre la Terre. Les éclairs zèbrent l'atmosphère gravide.

Jack Lumber vécut au dix-neuvième siècle sur les rives du Penobscot, au nord de l'état du Maine. Gars du pays, solide, barbu, il devint vite bûcheron. Il abattait les arbres, débitait les troncs qu'il marquait et entassait sur le fleuve, à même la glace. Lorsque les piles flottaient, au dégel, Lumber godillait de rapide en rapide et s'essoufflait sur les lacs où les faisceaux de troncs se dispersaient. Sa vie sédentaire fut pleine de risque et d'insaisissable. Lumber s'éteignit sans descendance, mais, curieusement, laissa de la poésie. Marié à vingt ans, il était entré en veuvage à trente. L'assassinat sanglant de sa conjointe, dont les circonstances restèrent mal élucidées, lui fut un temps imputé. Nonobstant, le District Attorney se piquant de littérature, Lumber dut à sa muse d'éviter la potence. Versificateur zélé en ses vertes années, le bûcheron avait, à l'âge mûr, accouché d'un univers sylvestre mythique et étrange qui n'eut pas les faveurs de l'édition, probablement à cause de la basse extraction de son démiurge. Lors de la disparition de Lumber, les manuscrits furent acheminés à la bibliothèque municipale de Bangor. On en confectionna alors une épaisse liasse. Benoîtement, on la répertoria et elle replongea dans l'anonymat. Après cent ans de solitude, les pages de Jack Lumber furent exhumées, un peu par hasard. Bon nombre d'entre elles étaient réduites en poussière. Il s'agissait d'un Franco-américain, un autre poète, en l'occurrence un cas rarissime de parfait bilingue. Il s'employa à reconstituer les vers de Lumber, à les traduire et à les annoter. L'étape de la reconstitution, partielle aux dires du poète, s'avéra extrêmement délicate. Les vers et strophes dont le temps avait eu raison durent être récrits dans un souci constant de fidélité au reste de l'œuvre. À tel point que, ne serait-ce les crochets qui rappelaient l’emprunt de plume, il eût été impossible au plus fin des lettrés d'attribuer la paternité des passages marqués, non pas à Lumber, mais à son découvreur. Quant à la traduction en alexandrins, elle était de trop bon aloi pour que détours, omissions ou ajoutés suscitent le oh! des anglicistes.

Domrémy-La-Pucelle, Vosges (AFP): Sylvie Dubois, épouse du poète Pierre Dubois, a été retrouvée sauvagement assassinée au domicile vosgien du couple. Le meurtre, qui remonte aux toutes premières heures de la matinée, a vraisemblablement été perpétré au moyen de la hache de pierre retrouvée sur le corps de la victime. Pierre Dubois a été placé en détention préventive. Le poète se refuse à toute déclaration alors que sa dernière livraison, la traduction annotée de l'œuvre du poète américain du XIXe siècle resté méconnu, Jack Lumber, présentée récemment au plus célèbre des magazines littéraires télévisés et parue simultanément en français et en anglais bat tous les records de vente aux États-Unis d'Amérique; l'ouvrage semble également promis à un succès triomphal en pays francophones.

Nouvelle Hache Copyright © Abel Le Locdu 2013.

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